Le secteur de la solidarité internationale traverse une crise sans précédent. D’après le rapport L’humanitaire en 2030 du réseau IARAN, le modèle traditionnel des ONG internationales (ONGI) est voué à se transformer radicalement, voire à disparaître. Contraction des financements publics, pression croissante à localiser l’aide, montée en puissance d’acteurs locaux ou hybrides : les repères d’hier ne tiennent plus. Dans un monde où l’aide humanitaire devient polycentrique : fragmentée entre modèles sino-humanitaires[1], systèmes religieux de solidarité, blocs géopolitiques concurrents et réseaux locaux autonomes ; les fonctions RH doivent s’adapter à une logique d’écosystème décentralisé.
Dans ce contexte de bouleversement, les organisations n’ont d’autre choix que de repenser en profondeur leur positionnement, leurs modes d’action, et leur structure. L’externalisation de la fonction RH s’inscrit dans cette dynamique. Elle ne constitue pas une simple solution de gestion, mais répond à des défis structurels majeurs. Elle s’intègre dans une réflexion stratégique sur la chaîne de valeur de l’ONG, permettant à chaque organisation de se recentrer sur son mandat, ses domaines d’expertise uniques, en somme, sur ce qui justifie son existence.
Ce mouvement de fond avait déjà été pressenti par Rosabeth Moss Kanter dans la préface de Human Resources in the 21st Century (2003). Elle y annonçait une recomposition de la fonction RH, non pas son effacement, mais sa redéfinition : les tâches RH continueraient d’exister, mais seraient réalisées ailleurs, autrement — souvent à l’extérieur de l’organisation. Une prédiction qui, aujourd’hui, prend une résonance particulière pour les ONGI engagées dans un processus de transformation profonde.
1. Externaliser les RH : une décision stratégique, pas une réponse opportuniste
L’externalisation des fonctions RH ne doit pas être perçue comme une simple réaction à une difficulté conjoncturelle. Elle s’inscrit dans une logique plus large de transformation organisationnelle et d’adaptation au nouvel environnement des ONG. Dans un secteur marqué par l’instabilité des financements, la complexité croissante des interventions et la pression à la professionnalisation, les organisations ont besoin de flexibilité, de réactivité et de maîtrise stratégique. Elle devient aussi un moyen de se conformer à des cadres politiques ou culturels spécifiques, dans un paysage humanitaire de plus en plus polarisé.
Externaliser les RH, c’est faire le choix de la spécialisation : confier certaines fonctions à des prestataires externes permet aux ONG de se concentrer sur leur mission première — la mise en œuvre de programmes à fort impact social. Cette décision reflète une approche proactive de l’organisation, soucieuse de repenser son architecture interne pour mieux faire face aux enjeux de demain. Elle constitue aussi un outil de résilience dans les scénarios de type « Age of Fortresses », un monde possible décrit par le projet Future of Aid 2040, marqué par la fermeture des frontières, le déclin de la coopération multilatérale et l’abandon de vastes zones en crise. Dans un tel environnement, seules des structures RH flexibles, enracinées localement, capables d’opérer sans soutien institutionnel centralisé, peuvent maintenir une continuité d’action. Ces projections interrogent en profondeur la soutenabilité des modèles RH actuels : à quoi ressemblera la fonction RH dans un monde où l’humanitaire ne sera plus universel, mais circonstanciel et territorial ?
2. Pourquoi externaliser ? Maîtrise des coûts, agilité et qualité
L’un des premiers arguments en faveur de l’externalisation est l’optimisation des coûts. La gestion RH implique des charges fixes importantes (salaires, outils, expertise juridique), qui peuvent devenir difficiles à soutenir pour des structures dépendantes de financements volatils. En externalisant, les ONG convertissent ces coûts fixes en coûts variables, s’adaptant plus facilement aux fluctuations budgétaires.
Mais la question n’est pas uniquement financière. L’externalisation offre aussi une agilité organisationnelle précieuse. Elle permet de mobiliser rapidement des ressources RH adaptées aux contextes locaux ou aux phases d’urgence, de bénéficier d’une expertise actualisée, et de répondre efficacement à des besoins ponctuels ou complexes. Cela est particulièrement pertinent dans des scénarios de régionalisation ou de fragmentation de l’aide, où la réactivité contextuelle devient un atout clé.
Enfin, la qualité des services RH s’en trouve souvent renforcée. Les prestataires spécialisés disposent d’outils performants, de systèmes à jour, et d’une connaissance approfondie de l’environnement juridique et réglementaire. Ils apportent également un regard externe, parfois plus neutre, qui peut aider à diagnostiquer les dysfonctionnements et à améliorer les pratiques internes.
3. Quelles fonctions externaliser ?
Toutes les fonctions RH ne se prêtent pas à l’externalisation de la même manière. Celles à forte composante administrative ou technique sont généralement les premières concernées. La gestion de la paie et l’administration du personnel (contrats, déclarations sociales, gestion des dossiers), peuvent être externalisés avec efficacité.
L’externalisation du recrutement ou RPO (recruitment process outsourcing) peut couvrir l’intégralité du processus de la définition des besoins jusqu’à la sélection finale des candidats. Cette approche permet d’alléger durablement les processus internes tout en tout en garantissant une meilleure adéquation entre les profils recrutés et les nouvelles exigences du secteur.
Des services de support aux missions terrain, tels que des help desks RH centralisés, permettent également de fluidifier les échanges, notamment dans les environnements distants ou déconnectés. Des fonctions plus spécialisées comme le mentoring, les audits RH, le soutien psychologique aux équipes ou la formation continue sont aussi éligibles à l’externalisation, en particulier lorsqu’il s’agit de compétences peu présentes en interne ou de besoins ponctuels. À terme, des modèles de mutualisation inter-ONG, de consortia RH régionaux ou d’externalisation pilotée par des acteurs locaux pourraient voir le jour.
L’important est d’articuler clairement ce qui est délégué et ce qui reste au cœur de la gouvernance RH interne, afin de garantir cohérence et continuité.
4. Externalisation et décentralisation : un tandem stratégique
Dans un contexte de tensions budgétaires, de fragmentation de l’aide et de recomposition du secteur humanitaire, la décentralisation devient un levier stratégique pour les ONG. En rapprochant certaines prises de décision du terrain, les organisations peuvent gagner en pertinence, en agilité et en efficience.
Dans cette dynamique, la décentralisation de certaines fonctions RH apparaît comme une évolution naturelle. Parmi elles, le recrutement s’y prête particulièrement bien. Confier aux missions une plus grande autonomie pour gérer leurs recrutements — dans un cadre commun défini par le siège (par exemple via une charte incluant les principes de non-discrimination ou de transparence) — permet d’allier proximité, rapidité d’exécution et respect des valeurs organisationnelles.
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large : de plus en plus d’organisations repensent la notion de statut contractuel. Certains postes sont désormais ouverts sans distinction préalable entre contrat « expatrié » ou « national », avec des modalités différenciées selon les profils, mais une logique commune de contrat localisé. Cette tendance, déjà observée dans certaines grandes ONG, pourrait demain devenir la norme — renforçant encore la nécessité de solutions RH décentralisées, souples et contextualisées.
La décentralisation ouvre la possibilité aux missions de s’appuyer sur une expertise externe, tout en conservant une cohérence avec les standards organisationnels. Externaliser à ce niveau devient un levier d’agilité et de performance, tout en permettant d’imputer ces coûts directement aux budgets projets, plutôt que sur des lignes RH centrales souvent contraintes.
Allier décentralisation et externalisation, c’est permettre aux missions de s’outiller de manière souple et contextualisée, tout en conservant une ligne directrice commune. Un équilibre qui devient décisif pour maintenir l’impact et la réactivité des ONG dans un environnement toujours plus fragmenté.

5. Quels rôles pour les RH internes dans un modèle externalisé ?
L’externalisation ne signifie pas la disparition des équipes RH internes. Au contraire, leur rôle devient plus stratégique que jamais. Libérées des tâches les plus opérationnelles ou administratives, les fonctions RH internes peuvent se concentrer sur des missions à plus forte valeur ajoutée, en cohérence avec le mandat de l’organisation et les exigences du contexte humanitaire.
Le premier rôle des RH internes est celui de gardien de la stratégie RH : définir les grandes orientations en matière de gestion des talents, fixer les objectifs à moyen et long terme, suivre les indicateurs-clés, et s’assurer que l’ensemble des actions RH – qu’elles soient réalisées en interne ou externalisées – restent alignées avec les valeurs et les priorités de l’organisation.
Les équipes RH sont également en première ligne pour travailler sur la marque employeur, un enjeu crucial dans un environnement où l’attraction et la fidélisation des talents humanitaires deviennent de plus en plus compétitives. Cela passe par une communication claire des valeurs organisationnelles, la mise en avant des trajectoires possibles, et la valorisation du sens donné au travail.
Autre responsabilité essentielle : l’intégration et la gestion des parcours. Recruter un collaborateur n’est qu’une étape ; encore faut-il l’accompagner, le former, l’aider à évoluer dans sa mission, voire dans l’organisation. Cela implique une gestion proactive des compétences, des mobilités, et du développement professionnel.
Les RH internes doivent aussi veiller à la qualité du dialogue social et de la communication interne, garants de la cohésion, de la confiance et de l’engagement des équipes, y compris dans les contextes les plus difficiles. À cela s’ajoute une mission de régulation : assurer une cohérence éthique, une vigilance sur les risques psychosociaux, et un suivi des dynamiques collectives, y compris dans des environnements multiculturels et géographiquement dispersés. Elles deviennent ainsi des architectes d’écosystèmes humains adaptés aux futurs incertains, et non plus de simples gestionnaires.
En somme, les services RH ne disparaissent pas dans un modèle externalisé — ils se réinventent comme pilotes, garants de sens et catalyseurs de transformation organisationnelle.
Conclusion
Face aux recompositions à l’œuvre dans le secteur humanitaire, l’externalisation des RH apparaît non pas comme un choix défensif, mais comme une réponse structurelle à la complexification de l’aide. Elle permet aux ONGI de renforcer leur impact tout en s’adaptant à des configurations géopolitiques, opérationnelles et humaines de plus en plus contrastées.
Mais que deviendront les fonctions RH dans un monde où l’aide humanitaire sera façonnée par des empires concurrents, des réseaux communautaires, ou des forteresses repliées sur elles-mêmes ? Cette interrogation n’est plus théorique, elle alimente déjà les échanges auxquels participe Humanitalents avec certains DRH. Elle est également au cœur d’un exercice prospectif mondial, Future of Aid 2040, dont les résultats préliminaires, issus de plus de 600 contributions, brossent quatre futurs possibles du système humanitaire. Le rapport complet sera publié en septembre 2025. En attendant, ces scénarios invitent déjà chaque organisation à tester la robustesse de ses choix structurels, à commencer par la fonction RH. Car dans tous les futurs, une constante demeure : la capacité à attirer, soutenir et faire grandir les talents reste la condition d’une aide pertinente, éthique et durable.
Bibliographie
- Center for Global Development. China’s Foreign Aid: A Primer for Recipient Countries, Donors, and Aid Providers. Washington DC: Center for Global Development, 2020. Disponible sur : https://www.cgdev.org/publication/chinas-foreign-aid-primer-recipient-countries-donors-and-aid-providers.
- Chatham House. China’s Overseas Humanitarian Action to Assist Refugees. Londres: Chatham House, 2022. Disponible sur : https://www.chathamhouse.org/2022/06/chinas-overseas-humanitarian-action-assist-refugees.
- Effron, M., Gandossy, R., & Goldsmith, M. (dir.). Human Resources in the 21st Century. Hoboken: Wiley, 2003.
- IARAN. The Future of Aid: INGOs in 2030. Londres: Inter-Agency Research and Analysis Network (IARAN), 2016. Disponible sur : https://iaran.org/s/the_future_of_aid_ingos_in_2030.pdf.
- IARAN. Future of Aid 2040: Pathways to Transformation. Paris: IARAN, 2025. Disponible sur : https://iaran.org/future-of-aid.
- Kanter, R.M. ‘Foreword’ in Effron, M., Gandossy, R., & Goldsmith, M. (dir.), Human Resources in the 21st Century. Hoboken: Wiley, 2003.
- Meier, P. Digital Humanitarians: How Big Data Is Changing the Face of Humanitarian Response. Boca Raton: CRC Press, 2015.
- The CALP Network. The Future of Financial Assistance: An Outlook to 2030. CALP, 2019. Disponible sur : https://www.calpnetwork.org/publication/the-future-of-financial-assistance/.
- World Economic Forum. 5 Futures for Aid in a Divided World. WEF, 2025. Disponible sur : https://www.weforum.org/stories/2025/04/5-futures-for-global-aid/.
[1] Par « modèles sino-humanitaires », on entend les formes d’aide promues par la République populaire de Chine, caractérisées par une forte centralisation étatique, l’absence de conditionnalités politiques ou démocratiques, et une intégration étroite avec les objectifs géopolitiques nationaux. Ces modèles s’appuient sur des partenariats bilatéraux étatiques, des infrastructures à grande échelle et une influence croissante en Afrique et en Asie.