« On ne peut pas piloter un séisme depuis un bureau à 6 000 kilomètres de l’épicentre. »
Cette image résume à elle seule les limites d’un pilotage centralisé dans un secteur en perpétuelle urgence.
En 2025, alors que les crises se superposent, que les financements se tendent et que les équipes sont poussées dans leurs retranchements, de plus en plus d’ONG s’interrogent sur leur propre fonctionnement. Et si le problème ne venait pas seulement d’un manque de moyens, mais aussi d’un excès de centralisation ?
Alors que l’aide se veut plus locale, plus agile et plus proche des besoins, nombre d’organisations peinent encore à adapter leurs structures à cette ambition. La décentralisation, loin d’être un ajustement technique, devient un levier stratégique pour regagner en sens, en réactivité et en pertinence.
Replacer la décision au plus près de l’action
En centralisant, on croit maîtriser. En réalité, on ralentit. Chaque validation descendante, chaque reporting complexe, chaque plan d’action réécrit depuis Paris ou Genève, est une minute perdue sur le terrain.
La bureaucratie, bien que rassurante en apparence, finit par nuire à l’efficacité. Elle freine les décisions, épuise les équipes locales et génère un décalage entre besoins réels et réponses organisationnelles.
À l’inverse, décentraliser, c’est :
- moins de validation a priori,
- plus de responsabilisation,
- des circuits plus courts,
- des décisions plus proches des réalités.
Comme le rappelle le IARAN, le défi pour les ONG de demain n’est pas de croître, mais de devenir adaptatives, résilientes et connectées à leur environnement. C’est là que la décentralisation entre en jeu.
Une question d’efficacité, mais aussi de confiance
Peter Drucker, pionnier du management moderne, considérait déjà dans les années 1940 que la décentralisation était un facteur d’efficacité, car elle permettait à chaque personne de sentir que sa contribution comptait (Concept of the Corporation, 1946). Pour lui, les organisations fonctionnent mieux quand elles responsabilisent leurs équipes et les placent au centre de la décision.
Henry Mintzberg, de son côté, distingue plusieurs formes de décentralisation : verticale, horizontale, sélective. Il rappelle que la vraie décentralisation ne consiste pas simplement à délocaliser, mais à repenser la manière dont le pouvoir circule dans l’organisation. « Horizontal decentralization refers to the extent to which power flows informally outside the vertical chain of line authority. » (Structure in 5’s, 1980).
Autrement dit, bien décentraliser, c’est choisir de partager le pouvoir, et non simplement de déléguer des tâches. Comme le rappelle également le rapport The Future of Aid 2040 du IARAN, renoncer au contrôle et embrasser un avenir pluraliste exige plus que de simples réajustements structurels : cela requiert une véritable disponibilité émotionnelle au changement.
Cela suppose de :
- repenser l’équilibre global / local,
- sortir de la logique du contrôle,
- construire des systèmes de gouvernance adaptés aux enjeux de terrain.
Le siège conserve un rôle essentiel : garantir la vision commune, la cohérence institutionnelle, la qualité des standards, la gestion financière ou le plaidoyer. Mais il doit se repositionner comme cadreur, appui, facilitateur.
Localisation et décentralisation : deux mouvements indissociables
Portée par des engagements internationaux (Grand Bargain, Charter4Change…), la localisation vise à donner une place centrale aux acteurs locaux dans la conception et la mise en œuvre de l’aide.
Mais cette ambition reste souvent inaboutie : on sous-traite l’opérationnel sans transférer les leviers de décision. À quoi bon parler de localisation si les centres de pilotage restent concentrés dans les capitales du Nord ?
C’est là que la décentralisation devient essentielle : pour transformer les structures internes et déplacer durablement les centres de gravité du pouvoir. Gouvernance, RH, finances : tout peut (et doit) être repensé.
Trop souvent, les ONG cherchent à « professionnaliser » les acteurs locaux en les moulant sur le modèle des intermédiaires internationaux, plutôt qu’à reconnaître et valoriser leur expertise et leur expérience vécue. Cette logique de « mirroring » entretient une dépendance et reproduit les déséquilibres de pouvoir. La véritable transformation suppose au contraire de déconstruire ces réflexes pour bâtir un système qui place réellement les acteurs locaux au centre de la décision — non pas comme des versions miniatures des sièges, mais comme des décideurs légitimes en propre.
Dans le domaine des ressources humaines, ce phénomène de « mirroring » est particulièrement visible. Beaucoup d’ONG cherchent à harmoniser leurs politiques RH entre toutes les missions, en plaçant au siège des référents chargés d’imposer une cohérence globale. Mais derrière cette volonté d’alignement, on observe souvent une vision ethnocentrée : on applique partout des standards conçus à Paris, Londres ou Genève, sans tenir compte des contextes locaux. Au lieu de s’appuyer sur les réalités sociales, économiques et culturelles de chaque pays, on reproduit un modèle pensé ailleurs. La véritable décentralisation RH suppose au contraire de co-construire les politiques avec les équipes locales, afin de valoriser leur compréhension fine des dynamiques de terrain.
Décentraliser, c’est aligner les paroles et les actes.
Zoom : et si le recrutement aussi passait par la décentralisation ?
Parmi les fonctions RH, le recrutement est un terrain d’expérimentation idéal pour la décentralisation. Pourquoi ? Parce que le besoin d’adaptation au contexte local est fort :
- les besoins sont fortement contextuels,
- les attentes varient selon les missions,
- les délais sont souvent critiques.
Dans un modèle centralisé, les sièges gèrent l’intégralité du processus : délais allongés, profils mal adaptés, sentiment de dépossession des équipes locales.
Certaines ONG innovent : les RH terrain publient, sélectionnent et recrutent directement, quelle que soit la nature contractuelle du poste. Fini l’opposition entre « expatriés » et « nationaux », vision totalement obsolète. Un poste terrain est un poste terrain, point. Ainsi, proposer des processus de recrutement différents selon le statut contractuel ne semble plus pertinent. Cela va dans le sens de la décentralisation des recrutements terrain sur le terrain.
Mais cette autonomie nécessite un cadre clair :
- des outils (annonces, trames, ATS),
- un accompagnement,
- une charte de recrutement partagée (transparence, équité, non-discrimination).
Lorsque le contexte ou les compétences locales ne le permettent pas, on peut envisager une externalisation via un dispositif RPO avec un cabinet local ou spécialisé sur les profils internationaux — tout en conservant la maîtrise du processus global.
Autonomie ne veut pas dire fragmentation. Les viviers, par exemple, peuvent être partagés entre bureaux, via un SIRH collaboratif. Avec les bons outils, chaque recrutement nourrit une mémoire RH collective.
Piloter sans freiner
Le rôle du siège, dans un modèle décentralisé, reste fondamental :
- savoir ce qui fonctionne,
- identifier les blocages,
- partager les bonnes pratiques,
- faire circuler l’information.
C’est un pilotage par la donnée, lisible et non intrusif, au service du collectif.
Conclusion : et si on demandait simplement au terrain ?
Chaque contexte est différent. Avant de décider de centraliser ou décentraliser, ne faudrai-il pas poser la question aux premiers concernés ?
👉 De quoi avez-vous besoin ? Sur quels sujets souhaitez-vous plus d’autonomie ? Sur quoi attendez-vous un appui du siège ? Quels outils ou renforts vous seraient utiles ?
Pour vous aider dans ces réflexions stratégiques, Humanitalents a conçu un questionnaire afin de collecter les besoins du terrain. Parce que décentraliser, c’est d’abord écouter, co-construire, et faire confiance.🔗 Accéder au questionnaire terrain